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La psychanalyse, un métier impossible ?

Dernière mise à jour : 1 oct. 2023




Photo d'un ciel bleu et nuageux

Freud considérait la psychanalyse comme faisant partie des métiers impossibles, à savoir ceux dans lesquels « on peut d'emblée être sûr d'un succès insuffisant » (1), au même titre qu'éduquer et gouverner. On peut alors se demander en quoi consiste cette insuffisance. S'agit-il d'une insuffisance en regard des promesses ou des attentes ? Et quelles sont les attentes vis-à-vis d'une analyse ? Quelle fin lui assigne-t-on ? Référons-nous à ce qu'en dit Freud dans L'analyse avec fin et l'analyse sans fin. Il considère que l'analyse est terminée quand le patient ne souffre plus de ses symptômes et a surmonté ses angoisses comme ses inhibitions et lorsque « l'analyste juge que chez le malade tant de refoulé [a] été rendu conscient, tant d'incompréhensible élucidé, tant de résistance intérieure vaincue, que l'on n'[a] pas à craindre la répétition des processus pathologiques en question » (2).

Mais Freud pose un peu plus loin un critère de fin d'analyse plus ambitieux, à savoir « atteindre par analyse un niveau de normalité psychique absolue ». (3) Et il formule ainsi la question du possible et de l'impossible : « On interrogera d'abord l'expérience pour savoir si une telle chose arrive et ensuite la théorie pour savoir si même c'est possible » (4). Il y répondra donc un peu plus loin par sa célèbre formule : « Il me semble presque, cependant, qu'analyser soit le troisième de ces métiers « impossibles », dans lesquels on peut être d'emblée sûr d'un succès insuffisant. Les deux autres, connus depuis longtemps, sont éduquer et gouverner ».(5)

Un succès insuffisant par rapport à quoi ? Quelle serait donc cette norme qui permettrait de décider d'une réussite ou d'un échec d'une cure analytique ? L'impossible pourrait se situer ici, à cet endroit où nous ne pouvons décider préalablement du résultat attendu ni de ce que en quoi pourrait consister une « normalité psychique absolue ».

Et de même que l'on ne peut attendre de l'analyse un résultat pré-déterminé, elle ne peut reposer sur un savoir pré-établi, universel et applicable à tous.

Un savoir impossible

Tel Socrate, qui affirmait «tout ce que je sais c'est que je ne sais rien », la psychanalyse nous met face à l'impossibilité du savoir. Voici la grande découverte de Freud, dont beaucoup lui tiennent rigueur, c'est que l'homme n'est pas « maître en sa demeure ». En effet, l'être humain ignore ce qui le détermine, le pousse à agir. La psychanalyse nous confronte à cette impossibilité du savoir sur soi. C'est l'inconscient qui agit en nous et malgré nous.

A l'opposé du discours scientifique, qui souhaiterait aujourd'hui ne rien laisser au hasard, la psychanalyse nous informe que le savoir n'est jamais acquis une fois pour toutes. La pensée est instable, toujours en mouvement, ce qui offre toujours à continuer à penser et à ne pas fournir de réponses toutes faites.

L'analyste doit ainsi inventer avec chaque analysant son rapport à la psychanalyse. Il n'y a pas de savoir inconscient préexistant, c'est le dire de l'analysant qui le fait advenir. En ceci le psychanalyste s'inscrit en opposition aux mouvements scientifiques qui de plus en plus souhaitent soumettre le vivant à la règle du prédictif. Non seulement l'analyste doit réinventer la psychanalyse à chaque séance en fonction de la singularité et de l’inventivité d’un événement énonciatif lorsqu’il se produit, mais pour ce faire, il doit aussi se laisser « désapprendre », en quelque sorte, du savoir acquis précédemment.

Il est en effet nécessaire de se déprendre de tout savoir établi, préconçu, pour soutenir, face à chaque analysant, une place vide de savoir, pouvant accueillir la parole propre de chaque analysant. Le savoir de l'analyste, c'est uniquement une certaine manière de mettre au travail l'inconscient

C'est également pour cette raison que la transmission de la psychanalyse peut sembler impossible. Jacques Lacan le formulait ainsi : « Tel que maintenant j’en arrive à le penser, la psychanalyse est intransmissible. C’est bien ennuyeux que chaque psychanalyste soit forcé - puisqu’il faut bien qu’il y soit forcé - de réinventer la psychanalyse ». (6)

Mais cet impossible peut être considéré comme un bien précieux qui nous permet de ne pas nous figer dans une théorie qui se prendrait pour une vérité intemporelle. Et c'est bien cette absence de supposé savoir qui permettra de défaire la subordination au sujet supposé savoir.

Rappelons que Freud avait choisi comme adage cette célèbre phrase de Charcot : « La théorie, c'est bien, mais ça n'empêche pas d'exister »...

Une règle fondamentale impossible

Jacques Derrida disait que nous croyons parler une langue, alors que c'est elle qui nous parle. Reprenant ici l'une de ses définitions de la déconstruction : plus d'une langue. Ce qui évoque le métier de l'analyste, qui doit entendre ce qui se dit entre les mots, l'inédit, l'inaudible, le sous-texte. Il s'agirait bien de s'ouvrir à l'inattendu, l'improbable, voire l'impossible. Tel l'einfall, ce qui tombe au hasard, ce qui fait incidence. L'einfall pourrait se rapprocher de ce que Derrida appelait l'a-venir.

L'einfall incarne la réponse à la règle fondamentale freudienne qui prescrit de « dire tout ce qui vient à l'esprit ». C'est dans son article intitulé Sur la dynamique du transfert de 1912, issu du recueil de textes La technique psychanalytique, que Freud parle explicitement pour la première fois de « la règle fondamentale psychanalytique, selon laquelle on doit communiquer sans critique tout ce qui vous vient à l'esprit ».(7)

Mais si la liberté de dire se retourne en obligation de tout dire, en contrainte, alors la règle de l’association libre risque de se transformer en interdiction de penser, la possibilité de penser supposant un droit à la possibilité du secret.

En outre, tout dire est impossible, une pensée en écartant une autre. Freud lui-même tempérait la règle en prescrivant de dire « ce qui vient » et non de dire « tout ».

Cette règle fondamentale est donc paradoxale dans l'injonction d'une parole libérée. Comme le soulignent certains psychanalystes, on peut se demander « comment prescrire une liberté à partir d'une consigne impérative ? »(8). Dire « ce qui vient » est bien sûr impossible à réaliser, car la règle prescrit l'einfall, ce qui tombe au hasard et fait incidence. L'injonction peut sembler paradoxale puisque la règle prescrit la contingence, qui ne peut se prescrire... Il semble bien qu'en prescrivant la contingence, la règle fondamentale soumet à l'impossible. Mais c'est bien cet impossible de la règle fondamentale qui en fait toute sa pertinence.

En effet, la règle fondamentale est impossible à observer puisque le but d'une parole entièrement libre est impossible à atteindre. Et pourtant le sujet est requis de respecter cette règle impossible. Il devra donc inventer sa propre solution pour respecter et la liberté de parole et la contrainte de dire. Cet impossible est aussi ce qui permet l'efficacité de la règle fondamentale puisque c'est elle qui permettra au sujet de découvrir que dire toute la vérité est impossible. Et c'est cet impossible à dire qui lui permettra de créer son espace et sa vérité.

C'est donc en poussant cette règle de la contingence jusqu'à son point d'impossible qu'un espace de création pourra s'ouvrir. En acceptant le hors sens, l'analysant pourra se déprendre des fictions qu'il s'est construites et inventer une nouvelle modalité d'être au monde.

En faisant l'expérience de la limite des signes et du sens, de l'indicible, le hors-sens va s'ouvrir au sujet et toucher à son plus intime, à sa singularité. N'est-ce pas lorsque les mots sont défaillants, manquants, que nous approchons au plus près de l'intime, de l'inconnu, de la détresse cachée ?

Freud a donc repéré que les métiers impossibles sont ceux qui s'exercent en engageant la parole : soigner, éduquer et gouverner. Jacques Lacan nous a souvent rappelé que la parole est un instrument défaillant. C'est le problème de la langue, qui est toujours sur le point de se dire, et jamais ce qu'elle dit. Mais c'est cet impossible à tout dire qui finit par faire sens, car l'impossible n'est pas l'impensable.

Une vérité impossible

La vérité aussi comporte une dimension d'impossible, ce qui a conduit Lacan à proposer la notion de mi-dire de la vérité. Il existe une impossibilité à la dire toute, on ne peut attraper que des bouts de vérité. Le dire même est un acte qui ne peut qu'être insuffisant à exprimer le réel. L'expérience analytique pourra amener le sujet à renoncer à la vérité toute.

En tout ceci, l'acte analytique est voué à rester toujours insuffisant, comme l'avait pressenti Freud, puisqu'il ne peut être que partiel, et limité, limité par cet impossible à dire toute la vérité. La pratique analytique serait donc celle du réel plutôt que celle du sens. Mais si la position du psychanalyste est impossible, cela n'empêche pas son efficience.

Et aujourd'hui, où règne l'impératif du « tout est possible », de l'être humain qui ne doit être arrêté par rien, car sa jouissance doit être maximale, accepter une forme d'impossible nous semble salutaire. Face à des sujets marchandisés, laisser un espace pour le manque, le mystère, le report nous semble indispensable pour recréer du désir dans ce monde saturé. Un désir singulier, non basé sur la demande standardisée.

Il appartient donc à la psychanalyse de préserver un espace, un temps, un mode de pensée, qui échappent à l'emprise du collectif, de la pression sociale. Et l'impossible serait à ce titre une promesse et un pousse-à-désirer.

1 Sigmund Freud. « Analyse sans fin, analyse avec fin », in Résultats, idées, problèmes II, Paris, Presses universitaires de France, 1985, p. 263

2 Ibid., p. 235

3 Ibid., p. 235

4 Ibid., p. 235

5 Ibid., p. 263

6 Jacques Lacan, « 9e Congrès de l’École Freudienne de Paris sur la "transmission" », Lettres de l’EFP, n° 25, vol. II, 1979, p. 219

7 Sigmund Freud, La technique psychanalytique, Paris, Presses Universitaires de France ''Quadrige'', 3e édition, 2013, p. 67

8 Jean-Jacques Rassial. « L'invention de la règle fondamentale et le désir de l'analyste », Figures de la psychanalyse, Toulouse, Éditions Erès, 2016/2, n° 32, p. 93

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